Nantes, capitale de la traite négrière

 

Après la découverte du Nouveau monde, le XVème siècle marque le début de la traite négrière atlantique : Les Portugais ont été les premiers à « acheter » des hommes sur les côtes d’Afrique et à exploiter les richesses et les territoires de l’Amérique. Bientôt suivis pas les Espagnols, Anglais et Hollandais.

 

Les Français s’y mirent plus tard et pour cause. C’est au XVIIème siècle seulement que la France contestera de manière offensive le monopole espagnol et portugais sur la colonisation des Amériques. En 1635, elle s’installe alors en Guadeloupe et Martinique. En 1642, Louis XIII autorise la traite des esclaves pour accompagner la montée en charge des plantations de tabac et de sucre (et compenser l’extermination des populations locales comme en Martinique). Quelques années plus tard, sous le règne de Louis XIV, le processus s’accélère : en 1664, Colbert, premier Ministre, fonde la Compagnie des Indes, véritable organisatrice du trafic colonial. Enfin, en 1685, paraît le « Code noir », document réglant dans les Antilles les conditions de vie et le statut des esclaves noirs considérés comme les « biens meubles » de leur propriétaire.

Avant que la France ne se soit lancée dans la colonisation, Nantes, surnommé « la Venise de l’Ouest », était déjà une ville portuaire active depuis des centaines d’années et connaissant bien le commerce transatlantique. A la place des avenues très vastes dont les lignes de tramway profitent actuellement, plusieurs bras secondaires de la Loire irriguaient la ville distante de 60 km de l’Atlantique. Aujourd’hui, il ne reste qu’une seule île dans le centre, nommé l’Île de Nantes, et les désignations anciennes comme Île Feydeau, Commerce et Quai de la Fosse. En ce qui concerne le passé de la traite négrière, les guides nantais affirment qu’on ne parle de ce "commerce" que depuis environ vingt ans ; avant, le sujet était tabou.


Au XVIIème siècle le port de Nantes se basait sur deux activités principales : La pêche à la morue et le commerce « en droiture » vers les Caraïbes. Ce dernier contenait d’un côté l’exportation du vin, de la dentelle et des tuiles et de l’autre côté l’importation des marchandises diverses comme les épices tropicales, l’indigo, le tabac, le café, le coton et notamment le sucre de canne qui était à l’époque un produit de luxe. Pour fabriquer ces denrées dans les plantations, on avait besoin de main d’œuvre. C’est pourquoi on y a engagé d'abord des Français pauvres qui y ont gagné leur nourriture quotidienne et une petite terre après y avoir travaillé pendant trois ans. Mais après quelques années, quand la demande en sucre européenne est devenue très importante, ces travailleurs volontaires n'ont plus suffit. Ou les planteurs, ont estimé qu'ils ne suffisaient plus.

Avec l’autorisation de la traite des esclaves, le port de Nantes a alors plongé presque « naturellement » dans le « commerce triangulaire » entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques. Le principe de ce négoce était simple : Les commerçants européens partaient sur des grands navires avec leurs marchandises manufacturées, p. ex. textiles, vêtements, chapeaux, alcools et fusils qu’ils échangeaient sur les côtes d’Afrique contre des captifs noirs. Pendant le long voyage éprouvant à travers l’océan Atlantique qui durait en moyenne un peu plus de deux mois, des milliers de personnes ont perdu leurs vies. Les plaques informatives dans le musée d’histoire de Nantes permettent au visiteur de s’imaginer la condition de vie précaire à bord des navires négriers :

 

 « Les épidémies et la mauvaise qualité de l'alimentation épuisent souvent les hommes qui ne résistent pas tous à des voyages de plusieurs mois, voire de plus d'une année. Le capitaine, seul maitre à bord, donne la direction à suivre et a la responsabilité de tout ce qui se passe sur le navire. Les mutineries ne sont pas rares, quand les choses tournent mal et que l'issue du voyage devient incertaine. L'amélioration des instruments de navigation reste lente et les connaissances cartographiques évoluent peu. »

 

 « Les hommes, les femmes et les enfants sont maintenus dans l'entrepont, espace situé entre la cale et le pont […] Ils disposent d'un espace […] à un peu moins d'1,5 m3 par individu. La plupart des navires négriers entament la traversée de l'Atlantique avec un nombre d'esclaves allant de 350 à 450. Les « rafraîchissements », nom donné aux moments où on les autorise à monter sur le pont afin de respirer et reprendre des forces, sont relativement peu nombreux. »

La « marchandise humaine » était ensuite vendue à des colons aux Antilles et en Amérique du Nord. Les esclaves devaient y travailler dans des grandes plantations dans des conditions extrêmement dures. Avec l’argent gagné, les négriers européens achetaient et exportaient les biens tropicaux produits par les captifs vers l’Europe pour les y vendre enfin.

 

Compte tenu de sa situation géographique sur le littoral atlantique et dans le bassin de la Loire, Nantes est donc devenue le premier port négrier de France au XVIIIème siècle. La Loire a depuis toujours été un fleuve très sablonneux mais navigable avec des petits bateaux et alors utilisable en plus des routes pour distribuer des produits importés dans le pays entier. En raison de la création de nouveaux emplois liés à la Traite, la population à Nantes a alors doublé, passant de 40.000 à 80.000 habitants. Dans l’article sur Nantes de L’Encyclopédie, Louis de Jaucourt (1704-1779), savant et philosophe des lumières, a décrit la ville comme suit :

 

 « ... c'est l'université du commerce qui brille dans cette ville. Ils arment tous les ans plusieurs navires pour la traite des nègres dans les colonies françaises. Ce débit de toutes sortes de marchandises est plus aisé et plus vif à Nantes que dans les autres villes du royaume. » (L. de Jaucourt, 1765)

 

C’est grâce à l’esclavage que Nantes s’est enrichie. Les bourgeois étaient contents parce que la traite négrière rapportait beaucoup d’argent à la ville. Les capitaines et armateurs nantais en ont énormément profité financièrement et ainsi ils n'ont pas remis en question pas le commerce négrier. Comme les Africains étaient pris pour des objets, la traite ne représentait pas un acte contre l’humanité ; de plus, elle était validée et légalisée par l’Etat. Mais même si le XVIIIème siècle symbolise l’âge d’or pour les Nantais, ce commerce était pourtant déjà considéré comme un commerce abominable pour les grands savants de l’époque des Lumières. Le philosophe français Claude Adrien Helvétius (1715-1771) a exprimé la cruauté de la traite de cette façon :

 

« On conviendra qu’il n’arrive point de barrique de sucre en Europe qui ne soit teintée de sang humain. Or quel homme à la vue des malheurs qu’occasionnent la culture et l’exportation de cette denrée refuserait de s’en priver, et ne renoncerait pas à un plaisir acheté par les larmes et la mort de tant de malheureux ? Détournons nos regards d’un spectacle si funeste et qui fait tant de honte et d’horreur à l’humanité. » (C. A. Helvétius, 1751)

 

Malgré cette accusation stricte, la traite négrière s’est perpétuée. Le nombre d’expéditions négrières de Nantes a atteint son apogée en 1780 et s’est élevé jusqu’à l’abolition de l’esclavage en 1848 à environ 1710 ce qui compose presque la moitié (43%) des expéditions totales de l’Hexagone. Ainsi, la France occupait le troisième rang des nations négrières en Europe derrière la Grande-Bretagne et le Portugal.


Le bilan après presque 500 années d’esclavage est consternant : Entre le XVème et le XIXème siècle, approximativement 12,5 millions de captifs noirs ont été déportés d’Afrique vers les Amériques et les Îles au total ; plus d’un million de personnes ont péri pendant la traversée gênante de l’Atlantique. C’est pour cette raison que certains historiens ont nommé ce terrible voyage la « Grande Déportation ». 

 

En ce qui concerne la part de Nantes, les navires négriers nantais ont déplacé environ 450 000 à 500 000 Africains, un nombre correspondant à 5 à 6% du total des expéditions européennes. En regardant ces chiffres, on doit avoir en tête le fait qu’il faut compter cinq ou six fois plus de personnes mortes à cause des révoltes.

Encore aujourd’hui la ville de Nantes comporte des indices de l’époque de la traite d’esclavage. Les capitaines des bateaux étaient très bien payés en raison des traversées dangereuses et des risques divers qu’ils devaient prendre tels les attaques, les inconvénients sanitaires et les épidémies. Ainsi, ils représentaient la haute bourgeoisie de la ville et s’étaient installés sur le quai de la Fosse ou sur l’Île Feydeau. Jusqu’à aujourd’hui, ce sont les quartiers de Nantes comprenant de nombreux riches immeubles et maisons prestigieuses ornées des têtes des esclaves ou des pirates, dites « mascarons ». 

 

Julia Seiwert